Hugo Villaspasa, dessin 2008

mardi 13 août 2013

Un voyage philosophique

Parcours de la reconnaissance de Paul Ricoeur, Paris, Stock, 2004.

Dans son article sur La Mémoire, l’Histoire, l’Oubli dans l’Encyclopédie Universalis, Jean Greisch s’exprime ainsi : « Son odyssée fait croiser à Paul Ricœur tous les grands philosophes qui, de Platon et Aristote jusqu'à Husserl et Bergson, se sont intéressés au problème de la mémoire. Il convie ses lecteurs à s'embarquer avec lui sur ce qu'il appelle son « trois-mâts », formé par une phénoménologie de la mémoire, une philosophie critique de l'histoire gravitant autour de la notion de « mémoire historique », et enfin une « herméneutique de la condition historique ». » Si Ricoeur nous invite ainsi à naviguer dans La Mémoire, l’Histoire, l’Oubli, c'est sur la terre ferme, en randonnée, qu'il nous emmène dans Parcours de la reconnaissance, son dernier ouvrage publié en 2004.
C’est en effet à un autre voyage philosophique que nous convie Paul Ricoeur dans cette œuvre. Comme tout voyage philosophique, il constitue une épreuve de soi, un long cheminement en vue d’une meilleure compréhension de soi-même. Il s’agit bien pour le penseur  ici encore, comme sans doute dans toutes ses autres œuvres, de s’expliquer avec soi-même. Et comme Soi-même comme un autre, Parcours de la reconnaissance trace l’itinéraire d’une herméneutique de soi centrée sur le thème de l’identité : « la question de l’identité se voit d’emblée mise en scène dans le discours de la reconnaissance ; elle le restera jusqu’à la fin, au prix des transformations que l’on dira. N’est-ce pas dans mon identité authentique que je demande à être reconnu ? Et si, par bonheur, il m’arrive de l’être, ma gratitude ne va-t-elle pas à ceux qui, d’une manière ou d’une autre, ont reconnu mon identité en me reconnaissant ? » Toutefois, on le constate dans les propos cités, il n’y a pas de découverte de soi sans ouverture et exposition de soi à l’autre. Tout voyage philosophique est un long détour à la rencontre du monde, des autres : telle est la condition pour se comprendre soi-même.
Accompagnons Ricoeur à grands pas. Le voyage débute, dès l’Introduction, dans la plaine du langage ordinaire et son grand « vivier des significations en usage » (p.67). Et l’admiration est déjà grande pour « la puissance de différenciation qui travaille le langage. »  Il faut pourtant nous résoudre à quitter cette patrie  car le désir, son manque et son élan, nous y poussent : aiguillon du désir en quête d’une théorie de la reconnaissance. Du langage ordinaire, il nous faut donc nous arracher pour un gain de sens et de cohérence. Empruntant « le porche royal » des théories modernes du jugement (p.50), on s’engage alors dans une première vallée qui nous introduit à la vie philosophique : la vallée de la connaissance et la signification princeps de la paire identifier/distinguer (Première étude). Déjà se profile le premier pic. L’ascension du sommet kantien promet d’être rude mais le passage s’impose. Première mise en jambes pour une métamorphose à venir. Passé le sommet,  orienté par le pôle téléologique de la demande de reconnaissance et l’étoile de la gratitude, le regard aperçoit alors les deux autres pics, bergsonien et hégélien, de la reconnaissance de soi et de la reconnaissance mutuelle, promesses de l’identité personnelle la plus authentique (deuxième et troisième études). Lancé dans cette randonnée montagnarde au long cours avec l’ascension de ses trois cimes (Kant, Bergson, Hegel) et celle de ses sommets environnants (Homère, Sophocle, Platon, Aristote, Descartes, Husserl, Heidegger, Lévinas…), le marcheur cherche patiemment son chemin. Prenant le temps de contempler « la splendeur des paysages » (p.367), il n’est jamais à l’abri d’un « coup de tonnerre » (p.280) ou de la rencontre inopinée des « brumes du doute » (p. 339). Bifurcations, surprises, impasses et obstacles parsèment l’itinéraire et il faut bien souvent traverser des « forêts de perplexité ». Mais les passages heureux entretiennent le désir de poursuivre la quête et mettent en joie le randonneur. Il convient de braver le mauvais temps (la méconnaissance, le défi de Hobbes, « la conscience malheureuse ») et tenter de dépasser les apories, les discontinuités du terrain, les failles géologiques. Au loin, en effet, derrière les paysages de luttes se profilent les « états de paix ». Mais en finira-t-on un jour de ce périple ? Nous installerons-nous enfin avec Paul Ricoeur et ses « mentors » (p.282) dans la « clairière » de la gratitude ? L’aventure n’est pas celle d’Ulysse, rentrant chez lui après un long voyage, car « la lutte pour la reconnaissance reste peut-être interminable… » (p.378). L’odyssée est sans fin, sans récapitulation définitive, sans retour aussi. Comme l’ontologie, la reconnaissance mutuelle demeure une terre promise… Mais si la perplexité initiale demeure, l’entreprise n’aura pas été vaine : c’est sans découragement qu’il faut poursuivre son chemin. Car le récit de ce voyage philosophique, le récit d’une vie, est à lui seul une offrande, une véritable fête de l’esprit, un moment de joie à partager dans l’existence grave d’un être souffrant et agissant.
On l’aura compris, en dépit de l’idée d’inachèvement que Ricoeur tenait à conférer à son itinéraire philosophique, Parcours de la reconnaissance peut se lire comme l’œuvre ultime et récapitulative de toute une vie. Sans se présenter comme une autobiographie intellectuelle, elle réitère le geste philosophique de la compréhension de soi par le détour de l’autre… sans prétendre pour autant pouvoir prononcer le dernier mot, clore l’aventure existentielle.

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