Mark Rothko. Rêver de ne pas être, de Stéphane Lambert, éd. Arléa, 2014.
Cet ouvrage est la nouvelle
édition, revue par l’auteur, d’un texte publié en 2011. Il est construit en
deux parties. La première, intitulée « Allo Houston ? Ici,
Daugavpils », est de nature
biographique et retrace le parcours singulier - « la navigation d’une
vie » - du peintre Mark Rothko, né Markus Rothkowitz le 25 septembre 1903
à Dvinsk dans l’Empire Russe (aujourd’hui Daugavpils en Lettonie) et mort
suicidé à Houston le 25 février 1970.
La deuxième partie, titrée
« De l’effacement du lieu au lieu de l’effacement », s’attache quant
à elle à décrire et commenter le travail, du moins quelques œuvres majeures mais
tardives du peintre, plus particulièrement les Dark Paintings (de Four Darks
in Red (1958) jusqu’au Black on Grey
(1969) en passant par les Seagrams
(1958)). L’auteur s’efforce d’y verbaliser ses propres émotions devant ces
œuvres contemplées tour à tour à Londres lors de l’exposition dd l’hiver
2008-2009 à la Tate Gallery et à Houston à la Chapelle Rothko.
Pas de place ici pour une
présentation et une analyse froide et rationnelle du travail de l’artiste
naturalisé américain. L’auteur procède plutôt selon une approche sensible,
toute subjective et personnelle, en nous livrant ses impressions de voyage
entre la Lettonie (terre natale) et les U.S.A., le Texas en particulier (terre
d’accueil). De manière littéraire et poétique, il tente de tisser une relation
étroite et empathique avec l’artiste et son œuvre, « pays imaginaire logé
dans la ligne de faille » (p.17) de ces deux continents. . Usant du vouvoiement,
il esquisse un rapprochement sinon un dialogue qui entend rendre plus proche et
palpable l’aventure existentielle et picturale du peintre.
L’ouvrage ne s’arrête pas à la
totalité des œuvres. On peut le regretter car se trouve ainsi laissé de côté le
pan heureux, lumineux et coloré de son travail. Toutefois, tout en retraçant le
parcours et l’avancée obsessionnelle du peintre dans la partie biographique, le
choix de focaliser le propos sur les seules Dark
Paintings, œuvres des années sombres, relève d’un parti pris légitime. Ces
œuvres sont l’aboutissement d’une quête, celle d’un intellectuel sensitif
cheminant vers un regard total. Elles révèlent une vérité souterraine essentielle :
la primitivité du réel. L’être ne saurait ignorer le néant, la vie ne peut s’achever
dans une plénitude et un bonheur qui ne porterait pas en creux la possibilité
de l’effacement. La tragédie existentielle est insurmontable : « au
fond, qu’importe la couleur ! Ce qui compte c’est là où elle mène »
(p.62). Les Dark Paintings signifient
ainsi le sens de la vie selon Rothko : rêver de ne pas être. Elles nous
ramènent au fond obscur, indifférencié, infiguré, sans scission et ineffable de
l’être, à cette pure vacuité qui est aussi dissolution de la conscience, désintégration
du Moi, déluge et silence. Dans cette ombre où tout s’efface, palpite plus que
jamais l’émotion ; dans l’effacement, une certaine façon de resplendir.
Peinture religieuse, mêlant
Présence et Absence, l’œuvre invite au recueillement à l’écart du bruyant réel.
Par le dépouillement, elle mène à l’essentiel. Invitée à s’immerger, à se perdre
sans distance dans la toile, la solitude du regardeur rejoint celle du
créateur. D'où la proximité ici soulignée avec Monet et ses Nymphéas.
« L’art ne parle pas d’un autre monde, il parle en
creux de celui on l’on vit » p.28.
« Non-être et Etre sortant d’un fond unique ne se
différencient que par leurs noms. Ce fond unique s’appelle Obscurité. »
Lao-Tseu, Tao-tö king