L'entrée
en vigueur dès la rentrée 2015 de l'Enseignement Moral et Civique
dans les écoles primaires, les collèges et les lycées de la
République suscite des réserves, des craintes parfois ou même des
contestations plus prononcées. Mais y a-t-il lieu d'avoir peur de
cet enseignement? Quel est le sens du programme publié au mois de
juin ? Evite-t-il l'écueil de la "leçon de morale"
et nous met-il à l'abri de tout moralisme ou de toute manoeuvre
d'endoctrinement ? Quels sont ses enjeux et à quelles pratiques
invite-t-il ? Examinons ces questions de près.
1.
L'éducation et l'enseignement laïc de la morale
«
(...) c'est dans l'éducation que se cache le grand secret de la
perfection humaine. » « L'homme ne peut devenir homme que par
l'éducation. Il n'est rien d'autre que ce que l'éducation fait de
lui. » Ces affirmations célèbres de Kant dans ses Réflexions
sur l'éducation doivent servir de
fil conducteur à la tâche qui incombe aux enseignants comme aux
parents. L'éducation se conçoit comme une formation
complète de l'homme et du citoyen, le moyen d'assurer le déploiement
de ses meilleures dispositions et de s'accomplir. Si elle peut avoir
pour objectif d'adapter les individus au milieu social et à ses
changements, elle doit surtout prendre en charge le développement
des aptitudes physiques, intellectuelles et morales de chacun. N'en
déplaise à Nietzsche (Le Voyageur et son ombre, 267), les
individus ont besoin d'être éduqué pour cesser d'être bruts et
sauvages, rendre leur liberté raisonnable, s'humaniser et vivre
ensemble. Seulement, il faut se garder de transformer la morale en
moralisme et, comme le dit Alain (Propos du 8 mai 1909),
de faire de l'enseignant « quelque bon moine prêcheur, qui chante
la morale laïque sur l’air d’une Messe Solennelle » Il faut
donc former l'esprit dans une perspective éthique et civique en
permettant l'acquisition de l'autonomie, de la maîtrise de soi, du
sens du devoir et de l'idéal humain. Enseigner la morale et le
civisme, c'est donc mener jusqu'à son terme l'objectif éducatif :
permettre aux générations nouvelles d'accéder au statut de sujet
individué et non aliéné, se sentant responsable de la communauté
démocratique et de l'Etat de droit. Devenir son propre maître,
affirmer sa singularité dans l'amour des lois et de la justice, le
respect des autres et l'engagement actif pour la démocratie : tels
sont les fins visées.
Pour
cela, il ne s'agit pas d'enseigner une morale laïque qui pourrait
être considérée comme une morale particulière parmi d'autres (une
morale sociologique au sens durkheimien), ni même d'imposer des
dogmes ou des modèles de comportement mais bien de dispenser un
enseignement laïque de la morale. Qu'est-ce que cela signifie ?
Qu'il convient, au-delà de toute morale particulière et
conformément au principe de laïcité qui garantit la liberté de
conscience de chacun et la neutralité de l'Etat, de diffuser
l'esprit d'une morale universelle, de principes et de savoirs communs
à tous les hommes. Cette morale universelle constitue la condition
de possibilité d'une communauté humaine démocratique, solidaire et
fraternelle. L'enseignement de la morale paraît précisément
indispensable pour construire ce sens du commun, ce vivre-ensemble
qui aujourd'hui est doublement menacé : d'une part, sous l'effet
d'une mondialisation capitaliste (une globalisation) qui fait
triompher les égoïsmes et d'autre part en raison de revendications
communautaristes et de replis identitaires.
Comme
l'indique le programme, l'esprit de l'EMC est donc d'inviter au
partage de valeurs universelles, émancipatrices, sociales et
humanistes : la liberté, l'égalité et la fraternité garanties par
la laïcité, mais aussi la solidarité, le respect, l'esprit de
justice. Ces valeurs sont inséparables d'une culture sensée et
cohérente, de savoirs multiples (littéraires, scientifiques,
historiques, juridiques...), qui font l'objet d'une instruction et
qui visent à éclairer le citoyen dans ses choix futurs, son
comportement éthique et civique. Contrairement à une pédagogie
dite « moderne » qui considère le passé comme mort et
donc indigne d'être étudié, à l'image d'une société qui
pratique le culte de la nouveauté et le mépris de l'histoire, on
estimera avec Arendt que l'éducation est essentiellement
conservatrice. Non qu'il faille donner à cette affirmation un sens
social quelconque – il ne s'agit pas de perpétuer des privilèges
d'élites et de pouvoir – mais s'accorder sur le fait que seule la
transmission critique d'une certaine tradition rend possible
l'innovation et la création. Sans cette réappropriation critique du
vécu et du savoir de l'humanité, la société et les générations
futures seraient vouées à la répétition. A travers les savoirs
transmis, il en va de la possibilité pour chaque citoyen de devenir
soi, ou de faire advenir "je" en soi, de juger de manière
autonome et de s'engager avec et pour les autres dans des
institutions justes. Les quatre principes de construction du
programme d'EMC (principe d'autonomie, principe de discipline,
principe de coexistence des libertés, principe de communauté des
citoyens) et la quadruple finalité de cet enseignement (l'éveil et
la formation de la conscience morale, la formation du jugement
éclairé et critique, la formation de l'homme et du citoyen dans le
respect bien compris du droit et l'engagement pour le bien commun) le
confirment.
Si
l'objectif est finalement de former des personnes responsables et des
citoyens engagés – mais n'est-ce pas l'objectif même de l'école
publique ? - , les modalités de mise en oeuvre de l'EMC reposeront
sur la participation et privilégieront toute activité qui implique
activement les élèves de manière individuelle et collective : on
évitera donc absolument l'exhortation édifiante et autant que faire
se peut la transmission magistrale. Seront préférées les démarches
qui, selon Habermas, relèvent de l'« agir communicationnel
»: la discussion, l'argumentation, les projets communs et la
coopération. Comme le souligne le programme, les enseignants feront
appel aux conseils d'élèves, aux examens de dilemmes moraux, aux
débats réglés et argumentés, aux jeux de rôles pour les plus
jeunes. Au lycée, trois démarches seront privilégiées : le débat
argumenté, les projets interdisciplinaires (type TPE), le
partenariat. L'examen de dilemmes moraux par exemple doit amener
l'enseignant à examiner les valeurs sur la base d'une réflexion
collective, un échange qui permettra aux élèves de s'approprier
les principes leur permettant de comprendre et donc de mieux adhérer
à l'ensemble des lois, règles et choix de la vie républicaine.
On
remarquera que, conformément à l'architecture du programme d'EMC en
primaire et collège, l'éducation à la sensibilité, au droit et à
la règle, au choix moral, autonome et éclairé, et finalement à
l'action citoyenne implique à tous ces niveaux un usage du langage
et une maîtrise orale et écrite de la langue. C'est aussi l'un des
objectifs majeurs de l'EMC déployé de la primaire au lycée que de
rendre possible cette maîtrise ou du moins lui donner tout son sens.
Elle suppose - cela va de soi et s'avère non négligeable - des
conditions matérielles favorables (travail en effectif réduit
notamment).
2.
La valeur morale de l’esprit critique et du dialogue
Des
personnes libres et responsables ne peuvent être que des êtres
humains qui auront été formés à penser par eux-mêmes. « Sapere
aude ! » La devise des lumières est cette injonction que
l'homme éclairé adresse au mineur. Pourquoi s'instruire et penser
sinon d'abord pour ne plus croire aveuglément, ouvrir l'horizon des
possibles et s'arracher à la bêtise, à la violence, la sauvagerie,
le fanatisme ? Former l'esprit critique est indispensable pour que
chacun puisse prendre ses distances à l'égard de ses propres
convictions et s'ouvrir aux autres. L'esprit critique, loin de nous
refermer sur nous-même par un rejet des autres, fonde ainsi la
possibilité du dialogue. Qu'est-ce que le dialogue et quelles sont
ses vertus ? S'il ne faut pas négliger la simple conversation
banale, « la merveille des merveilles » dit Lévinas dans Difficile
liberté, en raison de sa capacité d'ouverture à autrui et en
dépit parfois de la pauvreté de son contenu, il faut aussi
considérer le dialogue comme un exercice philosophique réglé d'une
technicité plus grande. Socrate a ici ouvert la voie. La
dialectique, en tant qu'art de la discussion, procède par jeu
de questions et de réponses : elle est l'«art d'interroger et de
répondre». Méthode philosophique par excellence, cet art du
dialogue est à la fois art de la réfutation et art maïeutique,
exercice critique et tentative pour mettre à jour la vérité sur la
base d'une démarche commune, réfléchie et réglée. A égale
distance du silence sceptique et du propos sophistique, le débat
relève d'une véritable éthique de la parole. Le dialogue scolaire
revêt en particulier toute son importance si, comme Eric Weil le
fait remarquer, on le distingue de la discussion politique qui engage
des institutions et non des individus isolés, la défense d'intérêts
matériels et sociaux, de positions politiques, des rapports de force
et des recherches de compromis et si on l'envisage comme construction
d'un jugement éclairé et critique. Le dialogue scolaire est un
débat désintéressé, la pratique des Humanités qui ne vise pas
une décision pratique, mais un examen commun, des recherches
définitionnelles et un accord sur les principes érigés en valeurs.
En s'interrogeant sur les principes nommément convoqués par la
discussion politique, le dialogue scolaire forme l'opinion publique,
éclaire la discussion politique et contraint les hommes politiques
eux-mêmes à prendre réellement en compte les valeurs auxquelles
ils font référence. Sans ce dialogue, la politique ne serait que
lutte de pouvoir, conflits d'intérêts, continuation de la guerre
par d’autres moyens.
Enté
sur une culture générale, historique, esthétique, le dialogue
permet la confrontation des sensibilités, la mise en regard des
traditions et des convictions, l'examen critique des opinions et des
coutumes, la visée de l'universel humain. Former au dialogue, c'est
donner à chacun la possibilité d'un décentrement à l'égard de
soi, ce que l'on appelle « penser » et c'est donner au citoyen la
liberté d'agir en influant sur ceux qui nous gouvernent. Former au
dialogue, c'est aussi pourquoi pas donner à chacun la possibilité
dans le cadre d'un dialogue social ou d'une discussion politique de
prendre avec et pour les autres des décisions éclairées et justes.
Manière donc de lier le destin individuel et le destin collectif.
3.
La citoyenneté et le civisme
La
société capitaliste mondialisée et libérale dans laquelle nous
vivons aujourd'hui considère les individus comme des
producteurs-consommateurs avant même de les considérer comme
citoyens. Elle valorise ainsi les valeurs rationnelles de calcul au
service des intérêts particuliers. Au-delà de ce statut de
producteur-consommateur, être citoyen (du latin civis)
signifie aujourd'hui appartenir à un Etat et, dans le cas d'un Etat
de droit démocratique, posséder un statut juridique qui définit
des droits et des devoirs : la jouissance de certains droits (celui
de voter par exemple) ne serait possible sans l'acquittement de
certaines obligations (se faire recenser, payer ses impôts, etc...).
La citoyenneté exige la reconnaissance de l'autorité d'une même
loi, un sentiment d'appartenance à une même communauté, l'adhésion
à des principes communs permettant le vivre-ensemble harmonieux, le
règlement non violent des conflits engendrés par la diversité des
cultures et traditions, des valeurs et convictions qui coexistent au
sein de l'Etat. On peut distinguer le citoyen passif du citoyen actif
comme le fait Kant dans la Métaphysique des Moeurs : le
citoyen passif se contente d’exprimer son intérêt particulier
concentré dans les valeurs auxquelles il tient ; le citoyen actif «
pense du point de vue du Tout, comme s’il avait à gouverner ».
Idéalement, le citoyen s'implique activement dans la vie de la
communauté politique. Pour Aristote (Politique, III, 2), seul
celui qui exerce une fonction publique peut être considéré comme
citoyen authentique : soit il gouverne, soit il siège au tribunal,
soit il participe aux assemblées du peuple. Ainsi, aujourd'hui
encore le citoyen ne devrait-il pas se concevoir comme « un
gouvernant en puissance » (E.Weil, Philosophie politique) ?
Pourquoi
donc vouloir éduquer le citoyen ? Cela semble une tâche
indispensable dont l'objectif est d'intégrer progressivement
l'individu à la communauté. Il s'agit à la fois de diffuser
l'esprit d'obéissance consentie aux lois (ce qui ne signifie pas la
soumission) et le sens de l'égalité et donc de la justice. Cela
passe par le développement conjoint de la sensibilité et de la
raison, la formation du jugement. A cette condition seulement, la
vertu de civisme pourra se développer en chacun. Quand le citoyen
des sociétés démocratiques modernes tend à ne plus penser qu'à
ses droits, il faut lui inculquer et lui rappeler le sens de ses
devoirs. Il faut épanouir en lui l'habitude de les accomplir sans
contrainte. Dans un Etat démocratique souligne Montesquieu (L'Esprit
des lois, 1ère partie, livre IV, ch.V), il faut éduquer le citoyen à la vertu
qui en est le principe et lui transmettre l'amour des lois. Il faut
donner aux individus le sens de l'universel. Toutefois, si comme le
dit Alain, les deux vertus du citoyen sont l'obéissance et la
résistance, l'éducation doit aussi veiller à développer cette
nécessaire vigilance à l'égard des pouvoirs qui tenteraient
d'usurper la volonté générale et de faire valoir de manière
arbitraire les intérêts particuliers et partisans. Il faut donc
aussi rendre les citoyens actifs de ce point de vue en leur redonnant
peut-être le sens de la vertu démocratique de courage qui seule
pourrait permettre de lutter contre le climat entropique actuel.
Ainsi,
l'effort d'éducation du citoyen portera plus particulièrement sur
deux points : l'adhésion à des principes communs et la
participation au débat public. Le programme évoque en effet « deux
registres de citoyenneté : l'un qui vise à cultiver le sentiment
d'appartenance à la communauté des citoyens, l'autre qui développe
la volonté de participer à la vie démocratique et peut déjà
trouver à s'exercer en milieu scolaire. »
Conclusion :
L'enseignement
laïque de la morale et du civisme, loin de se présenter comme un
ensemble de sentences que chaque élève aurait pour fin d'assimiler
passivement, se fixe pour objectif de former des hommes et des
citoyens libres et responsables pour une société démocratique et
républicaine. Un tel enseignement, pratiqué dans l'esprit du
programme, ne peut constituer un danger d'embrigadement des esprits.
En privilégiant réflexion, jugement critique et discussion, il
s'écarte de la leçon de morale de la IIIe République, plus encore
du conditionnement hypnopédique imaginé par Huxley dans son roman
dystopique The brave new world, conditionnement visant
à ancrer dans le subconscient de chacun une morale commune au
service de l'ordre de l'Etat mondial. Au contraire, il faut
considérer cet enseignement moral et civique comme un atout majeur
pour la société française d'aujourd'hui et de demain. On peut
d'ailleurs se demander si, conformément à l'idéal cosmopolitique
stoïcien et kantien, il ne conviendrait pas d'étendre ce modèle
d'enseignement à l'échelle européenne voire mondiale afin de
permettre à chacun de s'éprouver comme Victor Hugo le disait «
patriote de l'humanité. ». Si la morale peut n'être qu' «
une faiblesse de la cervelle » (Rimbaud, Lettre de
1870) ou ce par quoi « l’on mène le mieux l’humanité par le
bout du nez » (Nietzsche, L'Antéchrist), un
enseignement laïc de celle-ci est une promesse d'épanouissement et
d'accomplissement individuel et collectif que l'école républicaine
ne peut négliger, encore moins rejeter.