La philosophie du corps de
Michela Marzano, Paris, PUF, « Que sais-je ? »,
2013.
Qu'est-ce qu'exister de
manière charnelle ? Quels sont les enjeux d'une réflexion
contemporaine sur notre existence corporelle ? Telles sont les
interrogations centrales de ce livre de Michela Marzano qui lui
donnent l'occasion dans le prolongement de son ouvrage Penser le
corps (2002) et de son Dictionnaire du corps (2007)
d'exposer quelques-uns des problèmes, paradoxes et débats actuels
concernant l'existence charnelle.
C'est parce
qu'aujourd'hui encore des positions idéologiques persistent,
positions qui réduisent le corps à un fardeau ou en font un
organisme complexe déterminant toute conduite humaine, que ,
malgré la révolution phénoménologique, il est nécessaire de
« bâtir une philosophie du corps, capable de montrer le sens
et la valeur de la corporéité » (p.3), de « décrypter
la réalité contemporaine et de s'interroger sur le sens de
l'existence charnelle des êtres humains » (p.5).
Comment éviter tout
réductionnisme, mais aussi une simple énumération des « techniques
du corps » ? L'un des problèmes majeurs réside dans le
statut ambigu du corps, ni chose, ni conscience pensante. Certes,
aujourd'hui, les dualismes traditionnels (corps/objet, corps/sujet)
sont dépassés. Mais face aux attitudes contradictoires des
individus concernant leur corps, de nouvelles oppositions se dégagent
et provoquent l'enlisement des débats contemporains. D'une part, le
réductionnisme matériel de la personne annonce la voie perverse où
l'on ne peut plus se distinguer de son corps ; objet devenu
culte auquel je m'identifie, totalité que je suis, le corps est
accepté comme substrat charnel de notre être, siège des besoins,
des souffrances et des expériences individuelles de toute sorte,
mais aussi destin et fatalité. D'autre part, le constructivisme
semble justifier la voie folle qui consisterait dans l'absolu à
vouloir se désarimer de son propre corps ; appréhendé ici comme
ensemble complexes d'organes, le corps est soumis à nos
constructions culturelles et sociales, il devient un corps-objet
« asservi », un objet de manipulations, de soins et de
constructions multiples, une chose parmi les choses, si bien que le
sujet humain tend à se penser tout « autre » que son
corps. On évitera ces écueils passés et présents et l'on
dépassera les paradoxes en repensant l'expérience même du corps
comme présence contradictoire, réalité toujours double (sujet et
objet, intérieure et extérieure, psychique et physique), avec
laquelle notre relation est à la fois constitutive et instrumentale.
C'est ce que se propose de faire Michela Marzano dans cet ouvrage.
Dans les deux premiers
chapitres, elle reprend la tradition philosophique occidentale afin
d'indiquer comment le corps y a été conceptualisé. Le dualisme est
présenté dans ses grandes étapes : alors que la poésie
d'Homère ne sépare jamais le corps vivant de l'âme et le présente
dans son ambiguïté héroïque, à la fois signe de la précarité
humaine et porteur possible de valeurs divines, la philosophie
inaugure avec Pythagore et la tradition orphique un processus de
purification à l'égard du corps considéré comme lieu de
corruption et d'immanence. Suit alors Platon pour qui le corps
est une prison pour l'âme ; puis Descartes qui fait du corps
une substance étendue distincte de l'âme mais étroitement unie à
elle. A l'opposé de ce courant dualiste, les figures du monisme
ontologique de Spinoza et des différentes variétés de
réductionnisme matérialiste (l'homme-machine de La Mettrie et
l'homme-neuronal de Jean-Pierre Changeux) sont parcourues. L'auteure
consacre ensuite quelques pages décisives à Nietzsche et la
révolution phénoménologique (Husserl, Merleau-Ponty et Lévinas).
Les deux chapitres s'achèvent par la présentation de débats
contemporains qui s'inscrivent dans le prolongement de ces
différentes traditions philosophiques. Le dualisme se retrouve
aujourd'hui encore dans la représentation d'un corps maîtrisé,
d'une image corporelle parfaitement contrôlée. La rhétorique
contemporaine de la mode et de la publicité, la cyberculture et ses
notions de cyberespace et de cybercorps (William Gibson,
Neuromancien, 1984), les sites de rencontres expriment le rêve
d'échapper à la finitude spatio-temporelle, de s'arracher aux
contraintes imposées par le lourd fardeau du corps : fantasme
de la toute-puissance de la volonté. Il s'agit toujours de gommer la
réalité et, caché derrière son image, son avatar ou son pseudo,
d'évoluer dans un monde sans corps où tout est possible. Une même
volonté de maîtrise du corps se retrouve dans le projet de
« sculpture de soi » et de « mise en pièces »
du corps de l'artiste contemporaine Orlan. Faire de son corps –
matériau malléable - un corps-oeuvre échappant aux décisions de
la nature et au hasard ; à l'aide d'interventions
chirurgicales se façonner une identité nouvelle sur la base de
ce ready-made modifié, tels sont les objectifs de La
Ré-incarnation de Sainte Orlan. S'attaquant à la peau, Orlan
efface les limites entre l'être, le paraître et l'avoir. Elle
expose aux yeux de tous l'intériorité de sa chair. De son côté,
la phénoménologie a révélé toute l'ambiguïté du corps. Entre
l'être et l'avoir, entre la relation constitutive et le rapport
instrumental, l'expérience du corps nous révèle ce dernier à la
fois proche et lointain, profondément intime, radicalement autre.
L'expérience subjective de la maladie nous fait ressentir cette
ambiguïté et nous fait bien comprendre l'impossibilité de vivre
sans lui. De même, le corps greffé oblige à une recomposition de
soi dans l'épreuve d'intrusion de l'autre. L'expérience vécue de
la transplantation du cœur relatée par Jean-Luc Nancy dans l'Intrus
ou les allotransplantations de tissus composites (mains et visage)
réalisées par le Professeur J-M Dubernard disent ce trauma
identitaire et relationnel profond qui assaille la personne quand le
corps est ainsi mutilé et transformé.
Le chapitre III examine
la querelle entre réductionnistes et constructivistes. Certes, le
corps est façonné par la culture, modelé et socialisé dès la
prime enfance. Comme l'a montré Marcel Mauss, les techniques du
corps comme l'expression des sentiments ont une valeur symbolique et
constituent un langage. Toute la question est de déterminer si cette
codification des gestes, postures et comportements corporels anéantit
l'inné et la part naturelle de chacun et surtout laisse ou non une
place à des expressions plus individuelles, subjectives et
authentiques. L'histoire des débats suscités par les oppositions
entre nature et culture est retracée à grands traits :
distinction de la zoè et de la bios chez Aristote, de
la voix et du verbe chez Augustin, de l'expression animale et de la
parole chez Descartes. Une réflexion sur le cri chez l'homme
montrerait que la nature ne disparaît jamais totalement en lui, même
si l'éducation tente de contrôler voire dissimuler cette dimension
non « civilisée » de notre être. L'essor des sciences
expérimentales a contribué au réductionnisme biologique et
génétique : la criminologie de Cesare Lombroso soutient que le
criminel naît criminel et ne le devient pas sous l'effet d'une
influence environnementale déviante ; la génétique du XXème
siècle (W. Johansen, Watson et Crick) intronise quant à elle le
terme et l'usage du « gène » au point d'en faire le
principe explicatif des caractéristiques physiques et, avec la
« sociobiologie » d'Edward O. Wilson, parfois
comportementales (adultère ou homosexualité par exemple). Le
tout-génétique (l'affirmation d'un lien causal linéaire entre
gène, protéine et caractère) néglige à la fois l'apport du
milieu socio-culturel et surtout la liberté d'action du sujet. Avec
le sociologue du corps David Le Breton, on considérera plus
justement que le corps est « le lieu et le temps où le monde
se fait homme immergé dans la singularité de son histoire
personnelle. » Marzano évoque par ailleurs les problèmes
juridiques que soulèvent les tests génétiques en criminologie et
dans les recherches de paternité.
La critique du
réductionnisme génétique doit-elle pour autant nous conduire à un
constructivisme faisant du corps un artifice socio-culturel ? Le
tout-socio-culturel (le structuralisme de Foucault pour qui le corps
n'est qu'un texte écrit par la culture, la conception de
l'américaine Donna Haraway qui pour déconstruire ce texte produit
par la culture occidentale dominante invente le concept de cyborg,
jusqu'au cinéaste David Cronenberg fasciné par le corps transformé,
la fusion de l'homme et de la machine et le rêve d'une nouvelle
chair) montre aussi ses limites : en faisant du corps une pure
fiction, il ignore la réalité du monde phénoménal.
Le chapitre s'achève par
l'examen de la problématique de la différence des sexes qui
radicalise le débat. Cette différence est-elle d'ordre biologique
ou culturelle ? Sur quoi fonder l'identité sexuelle de chacun ?
Récemment, théorie du genre de Judith Butler et pensée queer
(Préciado, Bourcier, de Laurentis) se présentent comme des
tentatives constructivistes pour « dénaturer » les
identités de genre et de sexe. Ces approches ne sont pas sans
soulever des problèmes éthiques et politiques en réintroduisant à
leur corps défendant les violences sexuelles infligées aux femmes,
violences qu'elles entendaient dénoncer. Elles vont aussi sans doute
trop loin dans l'ignorance du « réel » du corps dont
elles témoignent. En effet, si le « corps biologique »
pose effectivement problème et indique les limites de tout
réductionnisme en matière de sexualité, on ne saurait totalement
l'ignorer. La conception psychanalytique du corps érogène nous le
rappelle. Contre le corps-texte, le corps réel, lieu de désirs et
de sensations, permet dans une certaine mesure de le re-naturaliser .
Ainsi, le corps n'est ni
purement naturel, ni purement culturel, ni corps biologique
objectivement déterminé, ni corps social culturellement construit :
il est une expérience subjectivement vécue qui articule les deux
plans.
Exister de manière
charnelle, c'est d'abord accepter sa condition matérielle et ses
limites, c'est assumer sa finitude. Le chapitre IV s'attarde sur
cette opacité de la matière qui suscite des jugements de valeurs et
des hiérarchies qui ont durablement marqué les esprits. Pour la
tradition judéo-chrétienne et sa distinction du pur et de l'impur,
le corps (sécrétions, sang menstruel, cadavre) ne peut être
qu'abject et dangereux. C'est ainsi que la réduction de l'homme à
son corps est à la fois ce que les tortionnaires et régimes
totalitaires poursuivent volontiers pour humilier et dominer et ce
que chacun redoute comme l'anéantissement de son humanité pensante
et digne. En atteste la réification vécue par les prisonniers des
camps de concentration, ces lieux absurdes, sans « pourquoi ? ».
L'expérience concentrationnaire racontée par Primo Lévi, Elie
Wiesel, Robert Antelme témoigne de ces processus de destruction de
la personnalité : extinction de ce qui fait sens ou fait lien,
acceptation de leur propre effacement, déshumanisation radicale.
Réduire l'autre à sa matérialité corporelle et sans âme, exiger
sa soumission la plus totale et revendiquer la cruauté naturelle :
tels sont aussi les voies empruntées par la philosophie de Sade. En
quelques pages, l'auteur analyse comment Sade met en scène des
personnages réduits aux rôles de bourreau, de victimes ou de
complices, un véritable monde sans autrui.
Le dernier chapitre de
l'ouvrage aborde le domaine de la sexualité. Les philosophes l'ont
longtemps évité tant ils considéraient la sexualité dangereuse et
dégradante. De Platon à Kant, en passant par les Pères de l'Eglise
(Augustin, Clément d'Alexandrie), l'amour qui élève l'homme est
bien distingué du désir sexuel qui l'entraîne vers l'animalité. A
l'époque où triomphe le puritanisme bourgeois, la psychanalyse
freudienne nous amène à la compréhension du caractère décisif
parce que déterminant de la sexualité : notre rapport au
monde, notre relation à la vie et notre attachement à l'autre
subissent son influence. C'est dans le domaine de la sexualité que
se révèle de manière singulière la complexité de nos relations à
notre corps et au corps des autres. Les réflexions de Merleau-Ponty
dans la Phénoménologie de la perception examinent cette
complexité. L'auteure elle-même ne peut ici que résumer le contenu
de ses propres ouvrages portant sur ces « relations
intersubjectives » que sont les relations sexuelles dans
lesquelles autrui est certes « objet de désir » mais non
nécessairement « chose » puisqu'il est aussi « sujet
de désir » (cf. La Pornographie ou l'épuisement du désir,
2003 et Malaise dans la sexualité, 2006). L'essentiel est ici
de bien distinguer dans les formes d'objectivation du corps de
l'autre, en fonction du contexte et des circonstances de la relation,
ce qui est réification ou incarnation, instrumentalisation du corps
ou prise en considération de l'existence charnelle dans le respect
de la personne. Dans le rapport à l'autre désiré, dans la caresse
et la jouissance érotique, il en va comme le dit Lévinas de
l'existence d'un sujet qui accepte de sortir du registre de la
maîtrise. Dans cette perspective, comprendre la sexualité, ce n'est
pas la saisir comme animale. C'est l'appréhender comme le miroir de
la condition humaine contradictoire, condamnée à une
oscillation permanente entre faiblesse et pouvoir, pâtir et agir,
abandon et maîtrise, dépendance et indépendance à l'égard
d'autrui. Ces contradictions se vivent toujours subjectivement. C'est
à travers une histoire personnelle que la sexualité s'éprouve et
nous éprouve. Une histoire que l'enfance et les relations aux
parents ont certes déterminée, que les pathologies menacent mais
qui ne rend pas pour autant totalement impossible un devenir soi
autonome.
In fine, parce qu'il est
notre ancrage dans le monde, parce qu'il est toujours déjà là,
« le corps est notre destinée » et nulle philosophie qui
veut comprendre l'action humaine ne peut en faire l'économie. Les
tentatives contemporaines des sciences et des techniques qui
consistent à en feindre la possible disparition n'y changeront rien.
L'ouvrage de Michela
Marzano expose de manière claire et concise les problématiques
traditionnelles liées à la question du corps, leurs
réactualisations et transformations contemporaines. En cinq
chapitres et le nombre de pages imposé dans le cadre de cette
collection, il aborde les thèmes du dualisme, du monisme, les
rapports nature/culture, l'abject et la réification, enfin la
sexualité. Mettant en garde contre le double écueil du
réductionnisme et du constructivisme, l'auteure invite son lecteur à
prendre conscience du fait que « chacun est son corps tout en
l'ayant. Chacun a son corps tout en l'étant. » On comprendra
la nécessité d'une telle philosophie du corps et de la finitude
dans le contexte actuel d'un monde où science et technique ne nous
ont jamais offert autant de moyens d'agir sur notre corporéité et,
du même coup, de mettre à l'épreuve et en péril notre identité
personnelle ainsi que nos relations intersubjectives. Tenir son corps
et s'y tenir, autant qu'il est possible et quoi qu'il nous en coûte,
telle serait alors la leçon éthico-philosophique que nous propose
Michela Marzano. Ne serait-ce pas en effet la condition première
d'une véritable reconnaissance de soi et des autres, une manière
sereine peut-être de vivre son corps et de s'accomplir ? Quoi
qu'il en soit, l'intérêt majeur de cet ouvrage consiste à nous
sensibiliser aux difficultés les plus actuelles concernant la
question du corps : tests génétiques et recherches de
paternité, concept de cybercorps, théorie du genre, greffes,
pornographie, approches de l'art contemporain. Ces difficultés
constituent des défis pour la pensée de notre époque.