Le recours aux forêts. La tentation de Démocrite
Michel Onfray
Michel Onfray
éd. Galilée, 2009
Michel Onfray signe ici un texte pour la scène, créé à la Comédie de Caen en novembre 2009.
Le texte, « écrit sous le double signe de la mort et du dionysisme » est composé de deux parties – une permanence de l’apocalypse et un traité des consolations. Il est complété d’une postface dans laquelle l’auteur s’explique sur les circonstances de cette commande, ses sources d’inspiration, l’Islande et sa terre normande natale, les sollicitations de Jean Lambert-wild, metteur en scène stoïcien, les projets avortés de voyage en Amérique.
Se réclamant ici de Démocrite qui, après de nombreux voyages et le succès, las de la méchanceté abyssale du monde, se retira au fond de son jardin jusqu’à la fin de ses jours, le philosophe Michel Onfray se livre de manière intime à son lecteur. Cédant lui-même à la tentation de Démocrite, il nous dit comment il a trouvé refuge dans la nature, cet antidote au mal du monde.
« La permanence de l’apocalypse », c’est d’abord un constat et le fruit d’une expérience : « j’ai vu ». C’est l’écho du Discours des misères de ce temps de Ronsard. Ce sont les violences répétées de l’histoire, de la politique et de la religion, celles de la famille aussi, et puis les faux-semblants en tout genre, les trahisons, les jalousies et les ressentiments. En un mot, le cortège des passions tristes et les symptômes de la pulsion de mort qui anime les hommes.
« Le traité des consolations », emprunte quant à lui le chemin des Feuilles d’herbe de Whitman. C’est le temps d’une ode poétique à la nature, la redécouverte virgilienne et païenne des éléments, la familiarité avec l’animal, la sensibilité au végétal et le plaisir charnel et vivant du retour à la terre…jusqu’à la mort, pour « une sépulture cosmique ». C’est le « recours aux forêts », gage de sérénité, variation épicurienne sur « l’art stoïcien de sortir d’une pièce enfumée », résolution – « je veux » - d’en finir avec les fureurs du monde.
« Je veux bien plutôt rire comme Démocrite de la folie des hommes
Comme lui, rire
Comme lui, vivre au fond d’une cabane dans un jardin
Tourner le dos aux hommes,
Sans amertume,
Sans fâcherie,
Sans colère,
Sans haine, bien sûr,
Sans acrimonie sans haine noire.
Je veux simplement en finir avec le commerce de la folie
De la sottise
De la folie
De la noirceur des hommes
De leur méchanceté.
Je veux passer le restant de mes jours en ma compagnie.
La compagnie des hommes distrait de la vraie compagnie :
Celle de soi… »
Misanthrope, Michel Onfray ? Même s’il nous rappelle ici le Rousseau des Rêveries, plus proche des animaux, des fleurs et de la nature que des hommes, le philosophe hédoniste se garde, dit-il, de tout ressentiment à l’égard de ses derniers. Aucune haine donc, mais peut-être juste une grande lucidité déceptive. Quoiqu’il en soit, il sait rester fidèle aux siens : son père auquel il rend hommage, ses quelques amis et ces écrivains dont il se sent si proche. Renonçant à sauver le monde par la politique, il nous livre ici son « utopie » écosophique, tentation de Démocrite à laquelle bon nombre de nos contemporains pourraient vouloir eux aussi céder tant la désolation de notre monde est grande.
Me vient à l’esprit le dernier film de Sean Penn, Into the wild. Le destin de Christopher Mc Candless n’est-il pas à sa manière une figure de cette volonté de fuir le monde tel qu’il est, non pas une façon de s’en contenter, mais bel et bien un effort pour s’en écarter, pour revenir au contact vivifiant de la nature sauvage ? L’appel de la forêt disait London. Le recours aux forêts dit Onfray. Clin d’œil aux lecteurs du Walden de Thoreau, et puis à ceux qui, aimantés par le grand Nord, les espaces hyperboréens, suivent les traces de Nietzsche. « Plutôt vivre parmi les glaces qu’au milieu de vertus modernes ». Quand la modernité nous offre ce visage de la consommation mondialisée et du cynisme politique, sans doute est-il effectivement salutaire de la fuir et d’en revenir à ce qui semble moins virtuel et mortel, la nature enchantée. Mais la nature, comme disait Freud, c’est aussi la menace et la mort pour l’homme. Le héros d’Into the wild l’apprend finalement à ses dépends avant de pouvoir mettre en pratique la vérité existentielle dont il était en quête, à savoir qu’ « il n’y a de bonheur que partagé ». Cette vérité, le fondateur de l’Université populaire, ne semble pas l’ignorer. Dès lors, ne faut-il pas, aussi et malgré tout, résister à la tentation de Démocrite pour que vive une communauté philosophique, une communauté humaine de partage des idées et des plaisirs multiples qu’offre la vie ?
Le Recours aux forêts est en tout cas un texte sensible et personnel à partager et dont on aimerait voir prochainement la mise en scène.