Parcours de la reconnaissance de Paul Ricoeur, Paris, Stock, 2004.
Dans son article sur La Mémoire, l’Histoire, l’Oubli dans l’Encyclopédie Universalis, Jean Greisch
s’exprime ainsi : « Son odyssée fait croiser à Paul Ricœur tous les
grands philosophes qui, de Platon et Aristote jusqu'à Husserl et Bergson, se
sont intéressés au problème de la mémoire. Il convie ses lecteurs à s'embarquer
avec lui sur ce qu'il appelle son « trois-mâts », formé par une
phénoménologie de la mémoire, une philosophie critique de l'histoire gravitant
autour de la notion de « mémoire historique », et enfin une
« herméneutique de la condition historique ». » Si Ricoeur nous
invite ainsi à naviguer dans La Mémoire,
l’Histoire, l’Oubli, c'est sur la terre ferme, en randonnée, qu'il nous emmène dans Parcours de la reconnaissance, son dernier ouvrage publié en 2004.
C’est en effet à un autre voyage
philosophique que nous convie Paul Ricoeur dans cette œuvre. Comme tout voyage
philosophique, il constitue une épreuve de soi, un long cheminement en vue
d’une meilleure compréhension de soi-même. Il s’agit bien pour le penseur ici encore, comme sans doute dans toutes ses
autres œuvres, de s’expliquer avec soi-même. Et comme Soi-même comme un autre, Parcours
de la reconnaissance trace l’itinéraire d’une herméneutique de soi centrée
sur le thème de l’identité : « la question de l’identité se voit
d’emblée mise en scène dans le discours de la reconnaissance ; elle le
restera jusqu’à la fin, au prix des transformations que l’on dira. N’est-ce pas
dans mon identité authentique que je demande à être reconnu ? Et si, par
bonheur, il m’arrive de l’être, ma gratitude ne va-t-elle pas à ceux qui, d’une
manière ou d’une autre, ont reconnu mon identité en me
reconnaissant ? » Toutefois, on le constate dans les propos cités, il
n’y a pas de découverte de soi sans ouverture et exposition de soi à l’autre.
Tout voyage philosophique est un long détour à la rencontre du monde, des
autres : telle est la condition pour se comprendre soi-même.
Accompagnons Ricoeur à grands
pas. Le voyage débute, dès l’Introduction,
dans la plaine du langage ordinaire et son grand « vivier des
significations en usage » (p.67). Et l’admiration est déjà grande pour « la puissance de
différenciation qui travaille le langage. » Il faut pourtant nous résoudre à quitter cette
patrie car le désir, son manque et son
élan, nous y poussent : aiguillon du désir en quête d’une théorie de la
reconnaissance. Du langage ordinaire, il nous faut donc nous arracher pour un
gain de sens et de cohérence. Empruntant « le porche royal » des
théories modernes du jugement (p.50), on s’engage alors dans une première
vallée qui nous introduit à la vie philosophique : la
vallée de la connaissance et la signification princeps de la paire identifier/distinguer (Première étude). Déjà se profile le premier pic. L’ascension du
sommet kantien promet d’être rude mais le passage s’impose. Première mise en
jambes pour une métamorphose à venir. Passé le sommet, orienté par le pôle téléologique de la demande
de reconnaissance et l’étoile de la gratitude, le regard aperçoit alors les
deux autres pics, bergsonien et hégélien, de la reconnaissance de soi et de la
reconnaissance mutuelle, promesses de l’identité personnelle la plus authentique
(deuxième et troisième études). Lancé
dans cette randonnée montagnarde au long cours avec l’ascension de ses trois cimes (Kant, Bergson, Hegel) et celle de ses sommets environnants (Homère,
Sophocle, Platon, Aristote, Descartes, Husserl, Heidegger, Lévinas…), le
marcheur cherche patiemment son chemin. Prenant le temps de contempler
« la splendeur des paysages » (p.367), il n’est jamais à l’abri d’un « coup
de tonnerre » (p.280) ou de la rencontre inopinée des « brumes du
doute » (p. 339). Bifurcations, surprises, impasses et obstacles parsèment
l’itinéraire et il faut bien souvent traverser des « forêts de
perplexité ». Mais les passages heureux entretiennent le désir de
poursuivre la quête et mettent en joie le randonneur. Il convient de braver le
mauvais temps (la méconnaissance, le défi de Hobbes, « la conscience
malheureuse ») et tenter de dépasser les apories, les discontinuités du
terrain, les failles géologiques. Au loin, en effet, derrière les paysages de
luttes se profilent les « états de paix ». Mais en finira-t-on un
jour de ce périple ? Nous installerons-nous enfin avec Paul Ricoeur et ses
« mentors » (p.282) dans la « clairière » de la gratitude ?
L’aventure n’est pas celle d’Ulysse, rentrant chez lui après un long voyage, car
« la lutte pour la reconnaissance reste peut-être interminable… »
(p.378). L’odyssée est sans fin, sans récapitulation définitive, sans retour
aussi. Comme l’ontologie, la reconnaissance mutuelle demeure une terre promise…
Mais si la perplexité initiale demeure, l’entreprise n’aura pas été
vaine : c’est sans découragement qu’il faut poursuivre son chemin. Car le
récit de ce voyage philosophique, le récit d’une vie, est à lui seul une
offrande, une véritable fête de l’esprit, un moment de joie à partager dans l’existence
grave d’un être souffrant et agissant.
On l’aura compris, en dépit de
l’idée d’inachèvement que Ricoeur tenait à conférer à son itinéraire philosophique,
Parcours de la reconnaissance peut se
lire comme l’œuvre ultime et récapitulative de toute une vie. Sans se présenter
comme une autobiographie intellectuelle, elle réitère le geste philosophique de
la compréhension de soi par le détour de l’autre… sans prétendre pour autant
pouvoir prononcer le dernier mot, clore l’aventure existentielle.
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