L'Ecole de Francfort
de Paul-Laurent Assoun, Paris, PUF, 2016.
« L'histoire est un cauchemar dont
j'essaie de me réveiller », James Joyce, Ulysse
La sixième édition de
l'ouvrage (1987 pour la première) du psychanalyste et philosophe
Paul-Laurent Assoun intitulé L'Ecole de Francfort permet de
redécouvrir cette tradition de pensée complétée par ses
évolutions les plus récentes. Comme l'indique l'auteur, chacun
pourra choisir sa lecture : d'amont en aval ou inversement. Dans le
premier cas, il débutera par l'introduction pour finir par les
préfaces. Dans le second cas, il pourra immédiatement commencer par
la Préface de cette nouvelle édition qui s'attarde sur le
dernier Habermas et Axel Honneth et constitue une nouvelle mise à
jour.
Optons pour cette
approche et abordons la question : où en est l'Ecole de Francfort
aujourd'hui ? Comme le dit l'auteur, «elle insiste à ne pas
disparaître». Tel est le mystère de cette philosophie articulée
aux sciences de l'homme : elle tire «sa force critique de sa
précarité historique». Mais que signifie cette
«résistibilité mobile» et quelle mutation lui ont fait
subir ses «survivants», cette «double queue de comète de l'Ecole»
constituée par la dualité Habermas/Honneth? Par tradition, l'Ecole
de Francfort est «une pensée critique de l'émancipation» qui
combine Philosophie de l'histoire, pensée marxienne et idéalisme
allemand de Kant à Hegel. Inspirée de l'Aufklärung, la
Théorie dite critique fondée par Horkheimer et Adorno, mariage du
matérialisme historique et d'une pensée critique du sujet, donne
naissance à une Philosophie de l'histoire dont le but est de
promouvoir l'émancipation. En se heurtant à un refus de l'Histoire,
en se confrontant à ses ravages, ses abîmes, ses monstres
totalitaires, la Théorie critique a rencontré son Autre, sans
renoncer à le penser et le combattre. En dépit du tragique de
l'Histoire et du pessimisme final de Horkheimer, l'«idéal» de
l'Ecole n'a pas été abandonné et a trouvé ses continuateurs.
«Résister à son temps», se montrer «à la hauteur de ses défis
et de ses potentialités» constitue précisément la force de cette
construction émancipatrice. Il s'agit toutefois d'établir si les
rivaux Habermas et Honneth restent ou non fidèles à l'esprit de la
Théorie critique, si leur «néo-humanisme», tout en cherchant à
«sauver les meubles», n'en assure pas plutôt le «dépôt de
bilan». Concernant Habermas, Paul-Laurent Assoun prend le
contre-pied de la position de Roderick Ric (Habermas and The
Foundation of Critical Theory, 1986). Selon lui, loin d'être le
refondateur voire le sauveur de la Théorie critique en
proposant une «reconstruction» «nouveau style» adaptée à notre
époque, Habermas en est le liquidateur en cherchant par la
critique du subjectivisme des fondateurs et l'introduction du point
de vue de la communication à en effacer la dimension tragique.
L'Autre de l'émancipation et la Philosophie de l'histoire sont
oubliés au profit d'un report de la «cause émancipatoire» sur le
savoir et le politique. Du côté du savoir, influencé par le
pragmatisme américain et Karl-Otto Apel, Habermas délaisse la
théorie de la connaissance «épistémo-critique» de ses maîtres
pour se replacer à l'intérieur même du terrain épistémologique,
abandonnant ainsi tout projet de discrédit du concept «traditionnel»
de théorie et du discours factuel des sciences sociales. Du côté
politique, la réflexion habermasienne sur la démocratie dans le
cadre d'une reprise de la question des Lumières le conduit, au-delà
de la «dialectique de l'Aufklärung» des fondateurs, non pas
à une critique de la «raison politique bourgeoise» mais à un
réexamen du statut du politique à l'aune d'une rationalité
«communicationnelle» réformée. Dans les deux cas, place est faite
à la «factualité épistémique et politique» pour l'intégration
de la Théorie critique dans une «éthique de la discussion»
démocratique cherchant à fuir le «pessimisme» et «l'esprit
faustien» des fondateurs pour servir positivement les débats et
contribuer à l'espace public. En ce qui concerne Axel
Honneth, le successeur d'Habermas à l'Institut de recherche
sociale depuis 2001, il s'agit de se montrer plus fidèle à la
Théorie critique. En tout cas, la dénomination persiste. Pour
autant, depuis La Lutte pour la reconnaissance, son
ouvrage-manifeste de 1992, il convient pour Honneth comme pour
Habermas de recentrer l'inspiration critique sur la dimension
éthico-politique. Réactualisée, la philosophie du droit de Hegel
fournit une éthicité démocratique dont l'enjeu est, pour répondre
au «besoin de reconnaissance», le devenir autonome de l'individu
dans les trois sphères de la famille, de la société civile et de
l'Etat. La critique du néo-libéralisme comme «société du
mépris», du «déni de reconnaissance» et de ses figures
pathologiques conduit à dégager de manière réactive des «attentes
normatives» à des fins d'élargissement de l'espace de
reconnaissance et de rétablissement de l'identité morale de chacun.
Un indice capital du changement d'orientation opéré par les deux
«héritiers» réside, selon l'auteur, dans leur rapport à la
psychanalyse et le rôle qu'ils prétendent lui attribuer. L'un et
l'autre réduisent la conception pulsionnelle de la psychanalyse
freudienne. Alors que le freudisme constituait la «puissance de
formation» de la Théorie critique, elle est remplacée chez
Habermas par le cognitivisme et la psychologie sociale d'inspiration
piagétienne du psychologue américain Lawrence Kohlberg et chez
Honneth, tout en conservant un rôle d'opérateur actif, elle est
déviée de son usage d'origine. Ainsi, la «grammaire morale des
conflits sociaux» de Honneth introduit un concept étranger au
freudisme, celui de «reconnaissance», ignore ceux de «pulsion de
mort» et de «malaise dans la culture», et se réfère à Winnicot
autant qu'à Hegel pour élaborer sa conception de la reconnaissance.
Pour Paul-Laurent Assoun, nous avons affaire à un «modèle
intégratif éclectique» qui risque bien de signifier la mort douce
de la Théorie critique. En usant d'opérateurs intersubjectifs
(communication et reconnaissance), Habermas et Honneth ignoreraient
un opérateur déterminant de la Théorie critique : la théorie
freudienne du sujet divisé et du désir, la dimension violente du
réel inconscient que Lacan a su préciser sans sombrer dans l'écueil
du «subjectivisme».
En 2012, dans la Préface
à la première édition de la collection «Quadrige»,
Paul-Laurent Assoun confrontait déjà les deux générations de
l'Ecole de Francfort. L'Ecole de Francfort dont le vrai lieu est,
au-delà de la géographie, la «Théorie critique», a été pendant
près d'un demi-siècle (de 1923 à 1970) sous la forme d'une
«transdisciplinarité en acte» et grâce à une diversité de
représentants «l'une des tentatives les plus riches pour penser la
crise même de la Raison dans l'histoire». Et l'éclipse relative de
cette théorie depuis les années 1970 témoigne de l'éclipse même
de la raison critique. En mettant la Raison à l'épreuve de
l'Histoire et l'Histoire à l'épreuve de la Raison, elle garde
mélancoliquement la trace d'un deuil. Le reflux historique de la
pensée marxienne et la crise de la pensée de l'histoire ont certes
contribué à cette éclipse de la Théorie critique. Mais la
deuxième génération, et Jürgen Habermas en tout premier lieu, en
entamant une rupture dans les années 80, sont bien responsables de
son déclin. Pour l'auteur, l'enjeu de ce revirement est le statut du
sujet de l'Histoire. Pour conserver son originalité critique, garder
indemne sa dimension de «critique de la domination» et rester en
éveil face aux cauchemars de l'Histoire, cet «aigle à deux têtes»
qu'est la Théorie critique (articulant matérialisme historique et
idéalisme) doit rester «une théorie de la matérialité historique
dans laquelle l'instance du sujet ne fût pas forclose.» Pour
résister aux destins qui lui sont faits, les fondateurs avaient
compris que le sujet doit s'enquérir de «l'envers inconscient de
l'histoire», quitte à expérimenter la vérité comme divisée
d'elle-même et demeurer dans l'aporie. Car, pour un sujet en proie à
la crise de sens, chercher des passages, faire entendre sa «petite
musique» et combattre la barbarie, ce ver dans le fruit de la
Culture, est essentiel. Mais l'enjeu esthétique ne saurait exclure
définitivement le malaise. Faut-il, comme Habermas l'a voulu, guérir
la Théorie critique de son «tragisme subjectif», de ce kafkaïsme
de «la subjectivité esseulée angoissée par le monde» et la
déloger de ce «grand Hôtel de l'abîme» dans lequel ironiquement
Georg Lukacs affirmait qu'elle avait élu domicile ? Face aux
enlisements de la dialectique collective, renvoyé à lui-même, que
doit faire le sujet qui se sait divisé ? Dans le sillage de Lacan
que l'auteur met en parallèle avec les fondateurs de la Théorie
critique, s'impose la nécessité de «ne pas renoncer au «trouble
de penser» ni céder sur son désir ...de raison.» «[...] Prendre
position avec les armes du texte sur un réel en crise, et démontrer
que la raison critique ne reste pas inerte, à défaut d'avoir le
dernier mot face au destin totalitaire contemporain de la mort de la
Raison», tel a toujours été l'essentiel pour Horkheimer et
Adorno.
En 1987, l'Introduction,
intitulée «Qu'est-ce que l'Ecole de Francfort?», partait en quête
d'une identité problématique mais rigoureuse dont l'originalité
consistait à générer son propre champ d'investigation par un
recours «baroque» mais non éclectique à des champs déjà
constitués (philosophie, sociologie, politique), à construire de
manière dynamique son propre objet tout en incluant dans ce
processus une considération sur les conditions de légitimité.
Assoun questionnait la forme de position discursive du
mouvement francfortois et cela avant même toute compréhension de
type historique voire de jugement idéologique. De son acte de
baptême (Francfort, 1923) et la création de l'Institut für
Sozialforschung d'abord dirigé par Carl Grünberg, en passant
par son expatriation de 1933 à 1950, jusqu'à l'usage revendiqué de
l'expression «Ecole de Francfort» à partir seulement de 1950, une
«philosophie sociale» se cherche. Ni sociologie, ni philosophie, ni
mouvement politique mais projet de recherche essentiellement critique
mêlant spéculation, observation sociologique et réflexion éthique
sur la culture et l'histoire : ainsi pourrait-on définir «l'Ecole
de Francfort». Sous ce label, affirme Assoun, on repérera «un
événement (la création de l'Institut), un projet
scientifique (intitulé «philosophie sociale»), une démarche
(baptisée «Théorie critique»), enfin un courant théorique
à la fois continu et divers (constitué d'individualités
pensantes)». La «galaxie» francfortoise se reconnaît donc dans
l'adhésion à l'un ou l'autre des critères suivants: une
plate-forme théorique (la «Théorie critique»), une identité
historique (l'Institut), un projet historique et politique
d'émancipation face au monde du XXe siècle. Parmi les membres du
mouvement, on identifie d'abord un duumvirat de fondateurs composé
de Max Horkheimer (1895-1973) et Theodor Wiesengrund-Adorno
(1903-1969). Ensuite, des «compagnons de route» comme Herbert
Marcuse (1898-1978), Walter Benjamin (1892-1940), Erich Fromm
(1900-1980), figures associées qui participent diversement au
mouvement sans pour autant s'identifier pleinement et durablement à
lui. S'ajoutent à ces grandes figures une série de collaborateurs
moins connus de l'Institut et des personnalités associées autour de
combats parallèles comme Ernst Bloch. Restent enfin les héritiers
de l'Ecole comme Jürgen Habermas (1929-) et Axel Hönneth (1949-).
La première partie
présente la philosophie de l'Ecole sous le titre la «Critique de la
raison identitaire».
Afin de saisir la
situation de la Théorie critique sur l'échiquier topique des
philosophies modernes et contemporaines, il faut d'abord évoquer la
critique initiale et centrale qu'elle formule de la théorie
hégélienne de l'identité du penser et de l'être, de la raison et
du réel et l'exigence conséquente d'une systématicité du discours
philosophique. Contre le paralogisme d'une Identité du sujet et de
l'objet, du singulier et de l'universel, une dialectique négative
comme celle d'Adorno suggère une «logique de la dislocation» afin
de réhabiliter le non-identique et le négatif. Toutefois, s'il
s'agit de reconnaître l'irréductibilité d'une certaine
irrationalité du réel, la Théorie critique ne sombre pas dans la
misologie, ne renonce pas pour autant à l'exigence de fondation
métaphysique et au devoir de réalisation du rationnel. Ainsi, parmi
les modes de résolution illusoires du paralogisme hégélien,
s'oppose-t-elle d'abord à l'irrationalisme et aux figures de
«l'immédiation» : le «culte du singulier» selon Kierkegaard, le
donné de la Vie de Nietzsche à Bergson en passant par les
Lebensphilosophen allemands. Plus surprenante, la critique des
dualismes cartésien et kantien se justifie par la scission des deux
ordres du sujet et de l'objet, du rationnel et du réel et la
dévalorisation du second au profit du premier. Les panacées du
positivisme et du pragmatisme, approches purement instrumentales, et
de l'ontologie heideggerienne ne sauraient non plus convenir.
Autrement dit, la rupture avec le postulat hégélien de l'Identité
de la Pensée et du Réel ne peut consister ni en un privilège
accordé au pôle-objet, ni à l'inverse une préférence donnée au
pôle-sujet, ni à une ontologie de type heideggerien qui ferait fi
de toute négativité et tension entre les termes.
La solution est à la
fois rationnelle, critique et transformatrice. Elle exige le
dépassement de la théorie baptisée «traditionnelle» par la
considération réflexive de sa fonction sociale. Ni utopique,
ni technologique et instrumentale, la Théorie critique, se réclamant
ici de Marx, est essentiellement «oppositionnelle» dans la mesure
où son «intérêt» est de promouvoir le changement dans l'histoire
en vue d'une suppression de l'injustice sociale. Rationalisme rénové
ouvrant sur une praxis réelle, la Théorie critique organise
son espace autour de quatre points cardinaux: raison, négativité,
médiation, matérialisme. Il faut Habermas pour en proposer un
réajustement interne, celui d'une «scientifisation de la critique»
et d'un nouveau regard porté sur la relation interhumaine
qualitativement distinguée du phénomène naturel.
La deuxième partie
examine la sociopolitique dans la perspective d'une «Critique de la
domination».
Rejetant l'idéal
positiviste d'une science constituante du sens, c'est par les deux
référents-médiations que sont le marxisme et la psychanalyse que
la Théorie critique rejoint le champ de l'empirie sociale pour
produire une «sociologie critique» dont l'enjeu est une critique de
la domination. La «sociologie critique» en tant que recherche
portant sur le «social» (la Sozialforschung) se distingue de
la sociologie classique en ne considérant pas son objet comme
d'emblée fixé: elle soulève la question de droit, se questionne
sur ce qu'il faut considérer comme fait social ainsi que ses
conditions de possibilité. Adoptant d'abord une tendance positiviste
et économiste avec Grünberg, Karl August Wittfogel, Henrik Grossman
et Friedrich Pollock, la Sozialforschung devient en 1930 avec
Horkheimer une recherche caractérisée par une imbrication
dialectique de la sociologie comme pratique scientifique examinant le
particulier et de la philosophie sociale comme théorie ne perdant
pas de vue l'universel. Prenant acte de la fracture de l'Identité et
donc celle de «l'harmonisme individu/société» dans l'ordre
anthropologique et social, la Sozialforschung se dote d'une
méthodologie dans l'objectif plus général de repenser à nouveau
frais la question d'une «transfiguration» possible de l'individu
dans le tout social. Les efforts de recherche pour tester
expérimentalement la Théorie critique se focalisent sur la question
de l'autorité. Si le processus de socialisation consiste en une
adhésion de l'individu à la totalité sociale et culturelle, et
donc en un «état de dépendance accepté», le problème critique
de l'autorité renvoie à l'alternative cruciale de la captivité
(oppression et domination) et de la liberté (autorité légitimée
par la Raison). L'approche dialectique de cette question interdit
d'accepter l'identité immédiate autorité/raison pour valider sans
discussion l'ordre établi aussi bien que s'enfermer dans une
opposition formelle de l'autorité et de la raison, transformée en
un combat du mal et du bien, comme la vision libertaire nous invite à
le faire. C'est l'institution familiale qui fait l'objet de cette
recherche. Durant la période américaine de l'Institut, une étude
sur l'antisémitisme et plus largement sur les préjugés révèle un
infléchissement scientiste qui menace de dévoiement la finalité
critique. Lors du retour de l'Institut à Francfort, Adorno s'attache
à rétablir l'équilibre entre la Théorie critique et la recherche
empirique. La fameuse querelle allemande des sciences sociales
(1950-1960) récuse «toute fétichisation positiviste de l'empirie».
Opposant tour à tour Adorno et Karl Popper, puis Habermas et Hans
Albert, la «guerre» des méthodes vise à faire reconnaître la
nécessité d'assumer dialectiquement les tensions du réel. Mais
avec son projet d'une théorie de «l'agir communicationnel»,
Habermas tente d'intégrer la dimension critique à la sociologie
elle-même, supprimant ainsi la dualité présente chez les
fondateurs entre la «Théorie critique» hypostasiée, le noyau
philosophique-critique, et le versant sociologique.
Le marxisme constitue
pour la Théorie critique la référence majeure en terme de
légitimation et, avec la psychanalyse, l'une de ses deux pierres
angulaires. Il est à la fois son «outil de pilotage critique» et,
en tant que matérialisme historique, le moyen de tester sa propre
pertinence dans le champ de l'histoire. Le marxisme de l'Ecole
implique des lectures et usages variés de Marx que Paul-Laurent
Assoun s'attache à repérer et distinguer.
Dans la boîte à outil
de la Théorie critique, l'instrument psychanalytique sert quant à
lui à dégager l'ancrage concret de la conscience sociale et
historique. Il permet l'exploration du «bord inconscient de la
structure sociale», la recherche de sa structure libidinale cachée.
Mais les usages de la psychanalyse et les rapports au freudisme sont
variables d'un auteur à l'autre. Au final, la référence
psychanalytique possède au sein de l'histoire de l'Ecole de
Francfort une «valeur symptomale» singulière, celle de faire de la
question du sujet sociohistorique la dimension centrale d'une
Théorie critique soucieuse de transformation de la société.
La troisième partie
aborde la philosophie de l'histoire, l'esthétique et la culture sous
l'intitulé «Critique de la raison historique». En se confrontant à
l'histoire, la Raison questionne ses limites, son origine et sa
destination en terme de Kultur. Paru à la Libération La
Dialectique de l'Aufklärung de Horkheimer et Adorno revêt ici
une valeur symbolique. Le scandale de «l'autodestruction de la
Raison» exige une généalogie du destin du mal historique à partir
d'un examen du destin de l'idéal régulateur des Lumières. Le
constat d'une étroite mais paradoxale implication de la Raison et du
mythe conduit à la déconstruction critique de la Raison et de son
éthique instrumentale cherchant à faire de l'homme le maître de
soi et de la nature, au démontage de la mythologie de la modernité
occidentale bourgeoise y compris sous la forme de la philosophie
bourgeoise de l'histoire, sans exclure un réexamen des fondements
anthropologiques de cet idéal moderne (Raison et conservation,
1941 et Eclipse de la Raison, 1947). Reste alors à penser des
alternatives à cet idéal instrumental de la «domination». La
première, d'ordre esthétique, oppose au sérieux de la raison
adulte le ludique enfantin de la «mimésis», le recours à
l'imitation fondée sur l'image, voie intermédiaire entre le sadisme
de la Raison instrumentale et l'irrationalisme réactif. La seconde,
de l'ordre d'une éthique eudémoniste de la sagesse minimale,
cherche à faire retour à la sphère de la subjectivité finie mais
ouverte au sens du monde. C'est l'optique finalement désabusée et
sans illusion proposée par Adorno dans Minima Moralia. Si
Marcuse, dans son ouvrage L'Homme unidimensionnel (1964), fait
dans une certaine mesure exception face à ce sentiment de
déréliction historique en proposant une critique marxiste de la
société surrépressive qui laisse encore un espoir aux jeunes
générations, Horkheimer finit par rejoindre Adorno dans ses
conclusions pessimistes. En dépit du destin de la Raison dans
l'histoire, la confiance maintenue en la culture, l'art et la
religion sert une conception eschatologique désillusionnée mais
responsable. C'est afin d'éviter les «états d'âme» du dernier
Horkheimer et le «négativisme» esthétisant du dernier Adorno
qu'Habermas, tout en restant fidèle au projet d'une critique
sociale, développe sa Théorie de l'agir communicationnel
(1983). Mais en privilégiant une épistémologie de la logique
sociale, il se dispense d'une philosophie de l'histoire et surtout
ajourne l'ambition de la transformation du monde.
C'est finalement en
questionnant le phénomène concret de l'art que l'analyse critique
est mise à l'épreuve. Si, comme l'affirme Adorno, «l'art...a
toujours été et demeure une force de protestation de l'humain
contre la pression des institutions qui représentent la domination
autoritaire, religieuse et autres, tout en reflétant également,
bien entendu, leur substance objective», alors il permet de
déchiffrer l'ambivalence de la culture elle-même, à la fois reflet
de la barbarie qui, au nom du principe de domination, oeuvre au sein
même de la civilisation et promesse de bonheur et d'échappement. La
critique esthétique francfortoise entend se situer à égale
distance de la position qui considère l'art comme le simple reflet
de la réalité sociale (art «partisan», réalisme socialiste) et
de celle qui l'envisage comme moyen d'une évasion (conception
bourgeoise de «l'art pour l'art», expressionnisme). L'art ne doit
jamais renoncer à son pouvoir critique: ni se réduire à une arme
idéologique, ni se résumer à «colorer en rose la barbarie
sociale, qui se perpétue d'autant.» Ainsi Adorno, dans ses ouvrages
sur la musique, dénonce-t-il à la fois la musique «embrigadée»
valorisée par le réalisme socialiste et la musique complaisante du
capitalisme moderne, toutes les deux s'apparentant aux «chants de
sirène de l'idéologie» qui, en terme d'audition et de réception
musicale, séduisent et accaparent la subjectivité à des fins de
reproduction et de domination. Et il faut la musique dodécaphonique
de Schönberg pour «déjouer les clichés», «prendre la distance
salutaire pour entendre les dissonances d'où se dessine la
possibilité d'harmonie». En constatant la perte de «l'aura» et de
la «fonction rituelle» de l'oeuvre d'art à l'âge de l'invasion
des techniques de reproduction dans l'art (photographie et surtout
cinéma), Walter Benjamin questionne l'impact de cette métamorphose
de l'art sur le destin de la Kultur. La socialisation de la
perception esthétique, si elle possède des avantages, produit aussi
ses effets pervers, en particulier l'esthétisation de la vie
politique et de la guerre organisée par le fascisme, symptôme d'une
humanité aliénée jouissant esthétiquement de sa propre
destruction. Que faire alors sinon politiser l'art ou, comme
l'affirme Marcuse, en faire «une force motrice dans la lutte pour
changer le monde»? En allégorisant la rencontre du sens et de
l'histoire, loin de se réduire à une simple «escapade», l'art
interroge la violence de l'histoire et donne à une raison baroque et
une transformation politique l'occasion de prendre corps.
Conclusion : Bilan
et enjeux de l'Ecole de Francfort
L'unité dynamique de
l'Ecole de Francfort s'est maintenue sur plus d'un demi-siècle en
dépit de la diversité des approches. La Théorie critique a
toujours su renaître de ses crises sans renoncer à défendre un
rationalisme militant dans l'histoire: «la Théorie critique,
affirme Assoun, donne un exemple de pensée effectivement critique,
celle d'une raison historique pensant sans indulgence ses propres
contradictions, s'ouvrant aux brisures du sens imposées au Logos
dans la modernité – de la métaphysique à la politique, en
passant par la Kultur – sans désemparer de penser.» Or,
s'il est une contradiction centrale avec laquelle la Théorie
critique doit s'expliquer, c'est bien celle qui place ses
représentants face à l'alternative de deux stratégies dont l'enjeu
est le statut de la praxis et la possibilité d'une transformation
effective de la réalité sociale: le retour à des formes de
subjectivité qu'il faut protéger contre les assauts de la raison
moderne avide de contrôle et d'administration; et la restauration
d'une forme de religiosité et de transcendance renvoyant à la
question de l'altérité et menant à une sorte de théologie
négative (le dernier Horkheimer, Benjamin). Jürgen Habermas a le
mérite de se confronter à «ce drame de la subjectivité et de
l'altérité». Ce faisant, il dénonce à la fois le subjectivisme
du discours philosophique de la modernité dont celui de la Théorie
critique elle-même et la manière «théologique» de se rapporter à
l'Alterité qui nourrit la vision pessimiste d'une conscience
historique malheureuse attendant infiniment un principe absent. Mais
selon l'auteur la question se pose de savoir si le rationalisme
d'Habermas, celui de l'intersubjectivité communicationnelle, permet
de dépasser la contradiction ou ne fait que la reproduire sous la
simple forme d'un humanisme communicationnel. Tout semble alors nous
ramener à la question du sujet de l'histoire, un sujet
divisé certes, en proie à la crise, aux déchirures, à un réel
irrémédiablement disjoint du rationnel, mais un sujet qui n'abdique
pas l'exigence de la pratique, celle de la pensée critique
elle-même, et ne renonce pas à «réintroduire de la raison
dans l'histoire».
L'intérêt de l'ouvrage
est assurément le large panorama qu'il nous offre de ce mouvement,
unique en son genre, de la pensée philosophique du XXe siècle. La
synthèse qu'il propose des travaux et des réflexions de l'Ecole,
les éléments historiques et les biographies des principaux
représentants constituent une introduction appréciable. Le format
de l'ouvrage oblige à certains raccourcis et quelques passages
demeurent allusifs. Ils sont cependant une invitation à lire ou
relire les ouvrages des figures majeures de l'Ecole de Francfort,
listés dans une bibliographie non exhaustive. La philosophie ne
saurait s'abstenir d'une confrontation critique à l'histoire et à
la réalité sociale. Penser le destin de la modernité, le devenir
des idéaux des Lumières reste pour chacun une tâche actuelle. En
suivant l'évolution de l'Ecole de Francfort jusqu'à ses derniers
épigones, Paul-Laurent Assoun nous rappelle combien il est
nécessaire aujourd'hui comme hier de revendiquer l'usage critique de
la raison contre toute forme de domination et de barbarie, y compris
celle de la raison, de questionner l'ambiguïté du progrès et de la
civilisation et de lutter pour l'émancipation dans un monde toujours
plus administré et contrôlé. Comme invite à le faire Paul-Laurent
Assoun lui-même dans sa conclusion, on pourra mettre en regard la
compréhension francfortoise de l'histoire et de la modernité avec
celle de Michel Foucault. Ce dernier signalait combien sa lecture
entrait en résonance avec celle des penseurs de la Théorie
critique, aussi bien pour sa critique de la société disciplinaire
que pour le retour au point de vue du sujet contre celui d'une
historicité pure à partir des années 1970. Par ailleurs, que
penser du jugement de Paul-Laurent Assoun concernant les
continuateurs que sont Honneth et surtout le «dissident» Habermas?
Ces derniers ont-ils raison de se montrer plus optimistes que les
fondateurs, de renoncer à une philosophie de l'histoire attentive à
sa dimension tragique, de verser dans l'éclectisme plutôt que dans
le baroque, d'évacuer la pulsion de mort et le sujet divisé de
l'histoire de leur approche philosophique, de faire davantage place à
l'épistémologie et au pragmatisme politique? Paul-Laurent Assoun
faisant valoir son point de vue de psychanalyste a, quoi qu'il en
soit, le mérite de relever systématiquement les divergences
d'approche introduites par Habermas, divergences qui ne sont pas sans
conséquences sur l'esprit insufflé par les fondateurs Horkheimer et
Adorno.